Textes, archives, découvertes, articles de presses
Il n’y avait à l’époque romaine, pas de bon vin qui ne fût vieux.
En 301, devant l’inflation galopante, l’empereur Dioclétien fixa les prix maximum autorisés. Grace à plusieurs inscriptions nous renseignant sur l’échelle des prix antiques, nous savons que le vin vieux de second choix y vaut deux fois plus cher que le vin paysan qui est évidement du vin de l’année. Celui de premier choix, quatre fois plus cher. À peu près à la même époque, Elyen raconte la mésaventure du jeune Dercyllus qui, amoureux d’une courtisane au beau nom d’Opora (« fruit de l’automne »), avait imaginé de lui envoyer des cadeaux assortis à son nom. Parmi eux du vin des premières vendanges. Ce n’était pas dans les goûts d’Opora, qui répond : « Il n’y a pas dans ce que tu m’envoies de quoi te mettre en valeur auprès de moi : beaux cadeaux que des fruits de deux sous et du vin dont la jeunesse est un affront ! »
Jusqu’à ce que l’on prenne l’habitude d’utiliser le souffre, le vin ne passait l’année que s’il avait la force de le faire, d’abord grâce à un degré d’alcool suffisamment élevé. Autrement, il ne résistait pas aux chaleurs de l’été. La capacité à passer ce cap manifestait un minimum de qualité. Les très longs vieillissements étaient l’apanage des plus grands crus. Le record est détenu par le vin de Sorrente (Campanie) : il n’est bon à boire qu’au bout de vingt ans d’après Gallien (128 - c. 200), de vingt-cinq d’après Athénée (fin IIe après J.C.). Selon le même auteur, les vins d’Albe (Latium) atteignent leur apogée au bout de quinze ans. Pour Pline l’Ancien (23 – 79), l’âge moyen du falerne (vin de Campanie) commence à partir de quinze ans ; c’est dans les années qui suivent qu’il est bon pour la santé, n’étant ni trop jeune, ni trop vieux.
Or, tous ces grands crus sont des vins issus de raisins blancs. En Italie, sinon en Gaule et en Grèce, on n’apprécie pas les autres, et les agronomes conseillent aux viticulteurs de pourchasser les cépages de raisin noir. Quand Martial regarde à travers des coupes de cristal tendues par de beaux esclaves des falernes qu’il dit noires ou sombres, ce sont de très vieux vins liquoreux brunis par l’âge, comme le sont maintenant des sauternes centenaires de collection.
De ces vins nous disons qu’ils ont un goût de madérisé. Perçu dans la plupart des cas comme un défaut, ce goût est recherché dans quelques crus : bien entendu les vins de Madère, mais aussi les olorosos d’Andalousie et les vins doux naturels du Roussillon, les rivesaltes, maury et banyuls. On parle alors d’un goût de rancio. C’est un effet d’oxydation ménagée. Les chimistes du vin ont cherché il y a quelques années la molécule responsable de cette saveur particulière, et ils se sont arrêtés sur le soloton. Le nom est japonais et il veut dire « énol de mélasse ». On trouve du soloton dans le vieux saké, le tabac séché et dans une plante : le fenugrec. Or, le fenugrec est utilisé dans la vinification romaine.
Le fenugrec conférait au vin du Columelle une saveur qui appartenait aux vins vieux, et lui donnait ainsi de la valeur. Il entre du reste aussi, chez un agronome plus tardif, Palladius (Ve siècle après Jésus Christ), dans une franche recette de faux vin vieux :
« Faire du vin vieux avec du vin nouveau. On y parvient en faisant griller ensemble telles quantités que l’on jugera suffisantes d’amandes amères, d’absinthe, de résine de pin pignon, et de fenugrec, puis en broyant ce mélange et en en mettant un cyathe par amphore [4,5 cl pour 26 l]. Avec cela, tu feras de grands vins. »
C’est le même résultat que recherche le vieillissement à la chaleur, courant dans l’Antiquité. Galien témoigne de pratiques auxquels son père à Pergame (actuelle Turquie), avait eu recours avec succès : « Et il est vrai, que chez nous en Asie, chaque fois que revient l’été, presque tous le monde, après avoir mis son vin en amphores, met celles-ci sur les toits de tuile des maisons. Par la suite, on les descend pour les mettre à l’étage de bâtiments sur le sol desquels un grand feu va être allumé, en on oriente en général les celliers vers le sud et le soleil. Par ces procédés, on va faire mûrir le vin et le rendre buvable plus vite. Ce qui en effet met dans les autres cas beaucoup de temps à se produire arrive en très peu de temps aux vins ainsi chauffés. » Encore faut-il, ajoute-t-il, choisir judicieusement les genres de vins à qui ce traitement peut être bénéfique.
Des indices tout à fait probant montrent donc que le goût de madérisé était hautement valorisé à l’époque romaine.
On aimait que le vin soit « brûlant », piquant, dans le sens d’épicé.
Les vins vieillissaient en amphores intérieurement enduites d’une couche de poix qui les rendait parfaitement étanches. Tout reposait alors du côté de leur bouchage. Vers la fin du IIIe siècle avant J.C., apparait en Italie un système de bouchage en deux éléments : un bouchon de liège assez mince, coincé dans une encoche du col de l’amphore, à la paroi duquel il n’adhère pas aussi exactement que le bouchon d’une bouteille moderne à son goulot. Au-dessus de ce bouchon de liège, on insère un opercule de pouzzolane, sur lequel les négociants ont souvent imprimé leur nom ou leur sigle. La pouzzolane est une roche volcanique naturelle, le mélange avec de la chaux et de l’eau, devient très dur, mais de texture peu compacte. Ces bouchons sont poreux au gaz, comme le sont aussi, dans une moindre mesure, les opercules de terre cuite qui ont été parfois utilisés sur d’autres amphores. A travers eux, dans les apothèques placées en haut des maisons, l’eau a pu s’évaporer plus vite que l’alcool.
Les Anciens n’avaient pas isolé l’alcool. La force du vin est évoquée dans les textes de trois façons. La première est l’opposition aqueux-vineux. La seconde est la chaleur, ou le caractère chaleureux du vin : elle exprime la sensation de chaleur ressentie dans son corps par le buveur. La troisième est rangée dans les saveurs : c’est la drimutès. Le même mot indique la brûlure du poivre dans la bouche et celle de l’alcool. De la même façon, l’argot du XIXe siècle appelait l’eau-de-vie « poivre » (de la le mot poivrot).
Le degré alcoolique le plus élevé que l’on pouvait rencontrer à l’époque romaine était celui des grands vins longuement vieillis, qui avaient pris avec le temps un ou quelques degrés de plus qu’au départ. On choisissait du reste certainement, pour leur faire subir ces longs vieillissements, des vins comptant parmi les plus forts, car ils n’auraient pu autrement se conserver aussi bien.
À l’époque romaine, le bon vin c’était donc celui qui combinait goût madérisé, sensation de brûlure lors de la dégustation.
Source : Histoire Antique & Médiévale - Hors Série N°20