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4 octobre 2012 4 04 /10 /octobre /2012 13:25

On voit bien d’emblée, ce que les pauvres, les esclaves, les petits, recevaient de l’Evangile. Ils n’avaient rien. Un esclave, en grec, se dit un « corps », sôma. Mainte inscription les désigne au pluriel, sômata, après le bétail, ktèmata. Ce neutre exprime une165.png catégorie d’objets, un des biens que l’on possède. À Rome, l’esclave est une res : chose achetée, vendue. Pour le paysan Caton, un esclave hors de service compte moins qu’une vieille vache : la vache, au moins, on la mange. Ayant rapporté le massacre de tous les serviteurs d’une maison, Tacite ajoute : vile damnum[1]. À ces déshérités, la Bonne Nouvelle[2] donnait tout : le sens de leur dignité, de leur personne humaine. Un Dieu les avait aimés, il était mort pour eux. Il leur assurait dans son royaume, la meilleure place. Le patricien n’avait ici nul avantage. Cependant, à l’assemblée, il se mêlait à cette tourbe mal lavée, dont l’haleine empestait l’ail et le gros vin. Ces êtres d’une autre race qu’il pouvait, d’un mot, faire battre et mourir, étaient ses frères. Qu’on ne dise pas que ce progrès est l’effet des mœurs du temps ou des préceptes du stoïcisme. Les beaux prêches de Sénèque n’ont point conduit à un tel changement. Après avoir fignolé la lettre XLVII à Lucilius, Sénèque n’eut pas diné avec ses esclaves. Il n’eut pas goûté avec eux, les viandes des sacrifices. On eut dressé au moins deux tables. Cette égalité dans la pratique n’a commencé qu’aux repas du Seigneur. C’est un des plus grands miracles de la religion chrétienne. L’esclave n’a ni ancêtres, ni traditions ; n’étant pas membre de la cité, il n’est point protégé par les dieux qui la symbolisent ; ni lares paternels, ni autels ; les plus favorisés sont encore les étranger, bien qu’on se défie de leurs cultes que les vraies romains méprisent. Juvénal se plaint que l’Oronte[3] ait souillé les eaux du Tibre « in Tiberim defluxit Orontes ». Les processions des Galles, ces châtrés de la Grande Mère n’avaient rien d’édifiant. Isis et Sérapis, secourables aux petits, avaient la faveur des courtisanes. La nuit, dans l’ombre propice des sanctuaires, les dévotes, croyant s’unir aux dieux, faisaient l’amour avec les prêtres. Ceux-ci, moyennant finances, prêtaient la main aux aventures les plus galantes. Au dire de Flavius Josèphe, un chevalier romain séduisit par leur artifice une noble dame qui pensait tenir en ses bras le dieu du Nil. Encore les rites les plus secrets, qui donnaient l’immortalité, n’étaient-ils pas à la portée des pauvres. Un taurobole coûtait cher. L’initiation isiaque voulait toute une machinerie qu’on ne pouvait mettre en branle sans dépense. Les mystères de la magie, de l’astrologie, se vendaient contre bon argent. L’astrologue Vettius Valens, qui vécut sous Hadrien, sait bien ce que lui soutirèrent les Égyptiens qui lui transmirent l’art sacré.

Quand une religion donne tout, on ne s’étonne guère qu’elle réussisse. Or le christianisme comblait les misérables en leur apportant l’essentiel. Désormais leur souffrance même prenait valeur de vie. Le portefaix de Carthage ou d’Ostie pouvait se dire, sous la charge, qu’il contribuait au salut du monde. Uni aux douleurs du Christ, il rachetait non-seulement ses frères de misère, mais son maître, et jusqu’à César. Il aimait ses ennemis. Quelle gloire, ici-bas déjà ! Quel titre de noblesse valait cela ?

 

André-Jean Festugière

L'enfant d'Agrigente éd. Plon

 

 

[1] pertes négligeables.

[2] en grec εὐαγγέλιον (euangélion) évangile.

[3] fleuve du Proche-Orient

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